2 ans de PJD au Maroc : “On assiste au retour de la monarchie executive”
le 16.11.2013
Après un remaniement ministériel, plusieurs polémiques et les démonstrations de mécontentement du roi, le parti islamiste PJD sort épuisé de sa deuxième année d’exercice du pouvoir. Thierry Desrues, chercheur du Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique au sein de l’Institut d’Études Sociales Avancées de Cordoue (Espagne), et chercheur associé du centre Jacques Berque de Rabat, a fait l’état des lieux pour Yabiladi.
Yabiladi : Au terme de deux ans d’exercice gouvernemental pour le PJD, principal parti d’opposition jusqu’à son élection le 25 novembre 2011, comment s’est établi le rapport de force entre le Chef du gouvernement et le Palais royal ?
Thierry Desrues : Le roi est toujours l’acteur politique principal selon la constitution et il a démontré dans les faits depuis sa ratification en juillet 2011 qu’il entend le rester. Il n’entend pas être soumis aux affres de la gestion quotidienne de l’administration de l’Etat. Il s’est ainsi absenté du pays pendant plusieurs semaines alors que le gouvernement était en proie à une grave crise. Il y a quelques années, l’hypothèse d’une prise de distance afin de ne pas interférer dans une crise partisane et rester au-dessus de la mêlée tenait. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quand le roi ne reçoit pas le Premier ministre turc, dont l’expérience gouvernementale est une référence pour le PJD, et ce, en pleine crise gouvernementale, c’est également un signal éminemment politique.
On a vu les oppositions partisanes faire exploser le gouvernement Benkirane I. Mais ces partis ont-ils une substance réelle dans le contexte politique que vous décrivez ?
On glose souvent sur le nomadisme partisan, en feignant d’oublier qu’en dehors de stratégies de carrières politiques, l’appartenance partisane n’a aucune importance dans la plupart des formations présentes aujourd’hui à la Chambre des représentants. Dans le premier gouvernement Benkirane, plusieurs ministres du parti de la Balance n’étaient pas reconnus comme étant de purs istiqlaliens par une partie des militants. Les réticences à démissionner des uns [lors du mot d’ordre lancé par le président de l’Istiqlal, Hamid Chabat, Mohamed El Ouafa, ministre de l’Education a refusé de démissionner, ndlr], les postes occupés depuis par d’autres donneraient raison à ces militants. Les anciens ministres istiqlaliens pourraient être classés dans la catégorie que j’appelle avec d’autres la « technocratie palatiale ». La technocratie palatiale se déploie sans grands remous, dissimulée par les polémiques politiciennes dont la presse et l’opinion publique sont friandes, lorsque la conjoncture exige que les joutes partisanes reprennent leur droit. Mais quand le rapport de force change et qu’il est perçu comme étant favorable au Palais alors cette technocratie palatiale s’installe sans complexes sous les feux de la rampe. C’est ce qui s’est passé avec la composition du deuxième gouvernement Benkirane.
Dans ce nouveau gouvernement, le RNI dispose de 8 portefeuilles ministériels. PJD et RNI sont historiquement de grands ennemis. Comment envisager cette coalition de circonstance ?
L’entrée du RNI serait une contradiction dans un gouvernement du PJD, mais dans un gouvernement du roi, celle-ci s’inscrit dans la logique de la Monarchie exécutive qui fait confiance à certains exécutants expérimentés et apprécie, qui plus est, que leur présence neutralise celle de ministres ayant montré quelques réflexes velléitaires. On se retrouve donc avec un gouvernement Benkirane II, qui loin d’incarner le changement et la mise à niveau du pays après la demande de réformes qu’ont signifiée les mobilisations de l’année 2011 et l’adoption de la nouvelle constitution, réunis des formations qui ont participé à presque tous les gouvernements depuis trente ans pour le RNI ou le MP et depuis 15 ans pour le PPS. Salaheddine Mezzouar, le patron du RNI depuis son OPA sur le parti en 2010 est aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. C’est Driss Jettou, ancien ministre de l’Industrie sous Hassan II et Premier ministre du roi Mohamed VI qui en 2004 a intégré Monsieur Mezzouar dans son gouvernement. Le patron du RNI apparaît aujourd’hui comme son digne successeur. Avec son entrée dans le gouvernement Benkirane II on le prépare peut être déjà à la primature, au grand dam de ce dernier.
Cette coalition hétéroclite peut-elle encore autoriser une marge de manoeuvre au gouvernement dirigé par Abdelilah Benkirane ?
Abdelilah Benkirane, le Chef du gouvernement est le chef d’une majorité parlementaire, mais même si le PJD a devancé largement les autres formations politiques lors des élections, il est loin d’être un parti majoritaire tant au sein de la Chambre des représentants qu’au sein de la société. Et la coalition qu’il a formée est, au-delà de son hétérogénéité, en proie à de potentielles contradictions puisque pour les ministres n’appartenant pas au PJD, c’est-à-dire la majorité d’entre eux, leur allégeance va d’abord au roi et c’est seulement à partir de là que tout est négociable
Au cours des deux dernières années Monsieur Benkirane a tenté de mettre un frein aux interférences du Cabinet royal et d’asseoir une certaine autonomie de direction sur l’ensemble des ministres, en proclamant publiquement son dévouement au monarque. Or, c’est à un retour de la monarchie exécutive auquel on assiste depuis l’été dernier. D’ailleurs, la plupart des nouveaux arrivants au gouvernement ne s’y sont pas trompés et se sont empressés d’affirmer leur allégeance au gouvernement de Sa Majesté.
Pendant ces deux ans d’exercice, le PJD est-il parvenu à réaliser une action politique qui soit proprement islamiste ?
A mon avis, il n’y a pas de politique islamiste, dans le sens d’une incorporation du référentiel religieux en tant que fil conducteur de l’application d’un programme cohérent de gouvernement. La gestion politique a plutôt été marquée par des gestes et des prises de paroles qu’on pourrait qualifier d’islamo-populistes à propos de diverses affaires sans doute pour rassurer la base du PJD qui s’impatiente. Mais ils se sont avérés erronés et ont suscité d’ailleurs des réactions vives de la part de certains porte-paroles de la société civile qui guettent le moindre faux pas du gouvernement. Le rapport de force politique aux sommets de l’État n’est pas en faveur d’un islamisme qui se voudrait conquérant.
Comment voyez-vous les 3 ans qui séparent le gouvernement de la fin de son mandat ?
La fin du mandat du PJD s’annonce difficile. Ce parti ne peut se fier à son nouvel allié RNI, même si celui-ci est plus prévisible que l’Istiqlal de Hamid Chabat. Abelilah Benkirane va avoir du mal à marquer de son empreinte des politiques à succès. Après deux années de gestion, la plupart des ministres du PJD ne se sont pas caractérisés pour leurs compétences. Peu de dossiers ont réellement avancé et dans cette nouvelle étape qui débute on ne peut plus agiter l’alibi d’une phase d’apprentissage. Si succès de gestion il y a, celui-ci sera attribué au roi. Par contre on reprochera aux islamistes les aspects négatifs de la situation sociale et économique qui s’annonce difficile et qui sera soumise à la pression des centrales syndicales, des mouvements sociaux et de l’opposition istiqlalienne et usfpéiste. Les reproches qu’on a entendus à propos de l’Éducation [dans le discours royal du 20 août, ndlr], pourraient être étendus à la Justice, à l’Emploi et à bien d’autres domaines.
Quelles seront les conséquences politiques de l’échec du passage du PJD qui ne fait guère de doute ?
Un des problèmes qui surgit avec l’échec du PJD c’est que celui-ci est aussi l’échec des partis et du système tel qu’il a été façonné depuis des années malgré les réformes récentes. Cet échec risque de jeter encore plus de discrédit sur la classe politique et renforcer la désaffection de la population pour la politique officielle.
Une fois le fusible PJD [dernière opposition politique crédible, ndrl] grillé, le régime de Monarchie exécutive peut toujours miser sur les effets d’entrainement d’une prochaine reprise économique en Europe et tenter de jouer la fibre nationaliste et la tension avec le voisin algérien dans le contexte du conflit au Sahara.
le 16.11.2013
Après un remaniement ministériel, plusieurs polémiques et les démonstrations de mécontentement du roi, le parti islamiste PJD sort épuisé de sa deuxième année d’exercice du pouvoir. Thierry Desrues, chercheur du Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique au sein de l’Institut d’Études Sociales Avancées de Cordoue (Espagne), et chercheur associé du centre Jacques Berque de Rabat, a fait l’état des lieux pour Yabiladi.
Yabiladi : Au terme de deux ans d’exercice gouvernemental pour le PJD, principal parti d’opposition jusqu’à son élection le 25 novembre 2011, comment s’est établi le rapport de force entre le Chef du gouvernement et le Palais royal ?
Thierry Desrues : Le roi est toujours l’acteur politique principal selon la constitution et il a démontré dans les faits depuis sa ratification en juillet 2011 qu’il entend le rester. Il n’entend pas être soumis aux affres de la gestion quotidienne de l’administration de l’Etat. Il s’est ainsi absenté du pays pendant plusieurs semaines alors que le gouvernement était en proie à une grave crise. Il y a quelques années, l’hypothèse d’une prise de distance afin de ne pas interférer dans une crise partisane et rester au-dessus de la mêlée tenait. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quand le roi ne reçoit pas le Premier ministre turc, dont l’expérience gouvernementale est une référence pour le PJD, et ce, en pleine crise gouvernementale, c’est également un signal éminemment politique.
On a vu les oppositions partisanes faire exploser le gouvernement Benkirane I. Mais ces partis ont-ils une substance réelle dans le contexte politique que vous décrivez ?
On glose souvent sur le nomadisme partisan, en feignant d’oublier qu’en dehors de stratégies de carrières politiques, l’appartenance partisane n’a aucune importance dans la plupart des formations présentes aujourd’hui à la Chambre des représentants. Dans le premier gouvernement Benkirane, plusieurs ministres du parti de la Balance n’étaient pas reconnus comme étant de purs istiqlaliens par une partie des militants. Les réticences à démissionner des uns [lors du mot d’ordre lancé par le président de l’Istiqlal, Hamid Chabat, Mohamed El Ouafa, ministre de l’Education a refusé de démissionner, ndlr], les postes occupés depuis par d’autres donneraient raison à ces militants. Les anciens ministres istiqlaliens pourraient être classés dans la catégorie que j’appelle avec d’autres la « technocratie palatiale ». La technocratie palatiale se déploie sans grands remous, dissimulée par les polémiques politiciennes dont la presse et l’opinion publique sont friandes, lorsque la conjoncture exige que les joutes partisanes reprennent leur droit. Mais quand le rapport de force change et qu’il est perçu comme étant favorable au Palais alors cette technocratie palatiale s’installe sans complexes sous les feux de la rampe. C’est ce qui s’est passé avec la composition du deuxième gouvernement Benkirane.
Dans ce nouveau gouvernement, le RNI dispose de 8 portefeuilles ministériels. PJD et RNI sont historiquement de grands ennemis. Comment envisager cette coalition de circonstance ?
L’entrée du RNI serait une contradiction dans un gouvernement du PJD, mais dans un gouvernement du roi, celle-ci s’inscrit dans la logique de la Monarchie exécutive qui fait confiance à certains exécutants expérimentés et apprécie, qui plus est, que leur présence neutralise celle de ministres ayant montré quelques réflexes velléitaires. On se retrouve donc avec un gouvernement Benkirane II, qui loin d’incarner le changement et la mise à niveau du pays après la demande de réformes qu’ont signifiée les mobilisations de l’année 2011 et l’adoption de la nouvelle constitution, réunis des formations qui ont participé à presque tous les gouvernements depuis trente ans pour le RNI ou le MP et depuis 15 ans pour le PPS. Salaheddine Mezzouar, le patron du RNI depuis son OPA sur le parti en 2010 est aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. C’est Driss Jettou, ancien ministre de l’Industrie sous Hassan II et Premier ministre du roi Mohamed VI qui en 2004 a intégré Monsieur Mezzouar dans son gouvernement. Le patron du RNI apparaît aujourd’hui comme son digne successeur. Avec son entrée dans le gouvernement Benkirane II on le prépare peut être déjà à la primature, au grand dam de ce dernier.
Cette coalition hétéroclite peut-elle encore autoriser une marge de manoeuvre au gouvernement dirigé par Abdelilah Benkirane ?
Abdelilah Benkirane, le Chef du gouvernement est le chef d’une majorité parlementaire, mais même si le PJD a devancé largement les autres formations politiques lors des élections, il est loin d’être un parti majoritaire tant au sein de la Chambre des représentants qu’au sein de la société. Et la coalition qu’il a formée est, au-delà de son hétérogénéité, en proie à de potentielles contradictions puisque pour les ministres n’appartenant pas au PJD, c’est-à-dire la majorité d’entre eux, leur allégeance va d’abord au roi et c’est seulement à partir de là que tout est négociable
Au cours des deux dernières années Monsieur Benkirane a tenté de mettre un frein aux interférences du Cabinet royal et d’asseoir une certaine autonomie de direction sur l’ensemble des ministres, en proclamant publiquement son dévouement au monarque. Or, c’est à un retour de la monarchie exécutive auquel on assiste depuis l’été dernier. D’ailleurs, la plupart des nouveaux arrivants au gouvernement ne s’y sont pas trompés et se sont empressés d’affirmer leur allégeance au gouvernement de Sa Majesté.
Pendant ces deux ans d’exercice, le PJD est-il parvenu à réaliser une action politique qui soit proprement islamiste ?
A mon avis, il n’y a pas de politique islamiste, dans le sens d’une incorporation du référentiel religieux en tant que fil conducteur de l’application d’un programme cohérent de gouvernement. La gestion politique a plutôt été marquée par des gestes et des prises de paroles qu’on pourrait qualifier d’islamo-populistes à propos de diverses affaires sans doute pour rassurer la base du PJD qui s’impatiente. Mais ils se sont avérés erronés et ont suscité d’ailleurs des réactions vives de la part de certains porte-paroles de la société civile qui guettent le moindre faux pas du gouvernement. Le rapport de force politique aux sommets de l’État n’est pas en faveur d’un islamisme qui se voudrait conquérant.
Comment voyez-vous les 3 ans qui séparent le gouvernement de la fin de son mandat ?
La fin du mandat du PJD s’annonce difficile. Ce parti ne peut se fier à son nouvel allié RNI, même si celui-ci est plus prévisible que l’Istiqlal de Hamid Chabat. Abelilah Benkirane va avoir du mal à marquer de son empreinte des politiques à succès. Après deux années de gestion, la plupart des ministres du PJD ne se sont pas caractérisés pour leurs compétences. Peu de dossiers ont réellement avancé et dans cette nouvelle étape qui débute on ne peut plus agiter l’alibi d’une phase d’apprentissage. Si succès de gestion il y a, celui-ci sera attribué au roi. Par contre on reprochera aux islamistes les aspects négatifs de la situation sociale et économique qui s’annonce difficile et qui sera soumise à la pression des centrales syndicales, des mouvements sociaux et de l’opposition istiqlalienne et usfpéiste. Les reproches qu’on a entendus à propos de l’Éducation [dans le discours royal du 20 août, ndlr], pourraient être étendus à la Justice, à l’Emploi et à bien d’autres domaines.
Quelles seront les conséquences politiques de l’échec du passage du PJD qui ne fait guère de doute ?
Un des problèmes qui surgit avec l’échec du PJD c’est que celui-ci est aussi l’échec des partis et du système tel qu’il a été façonné depuis des années malgré les réformes récentes. Cet échec risque de jeter encore plus de discrédit sur la classe politique et renforcer la désaffection de la population pour la politique officielle.
Une fois le fusible PJD [dernière opposition politique crédible, ndrl] grillé, le régime de Monarchie exécutive peut toujours miser sur les effets d’entrainement d’une prochaine reprise économique en Europe et tenter de jouer la fibre nationaliste et la tension avec le voisin algérien dans le contexte du conflit au Sahara.